mercredi 4 octobre 2017

Dans le ventre de l'hôpital : penser le travail en équipe

Hôpital travail d'équipe psychodynamique du travail
Hier soir, était diffusé un documentaire sur les blocs opératoires de l'hôpital Saint Louis à Paris. Vous pouvez le découvrir ou revoir sur Arte jusqu'à mardi prochain. Ce documentaire de Jérôme Le Maire suit pendant plusieurs mois le quotidien et les questionnements des équipes de bloc : chirurgiens, anesthésistes, infirmiers, aides-soignants, etc. donnent à voir avec beaucoup d'honnêteté leur épuisement, leur souffrance au travail, la perte de sens de leur activité. Plusieurs professionnels le disent : ils adorent leur métier mais en sont venus à détester leur travail.
Si vous n'avez pas vu ce film, je préfère vous prévenir : l'atmosphère y est oppressante. Le mal-être de beaucoup de ces soignants se traduit par des arrêts maladie et un turn-over des professionnels mais aussi par des altercations verbales violentes qui ont au moins le mérite d'alerter la direction de l'hôpital qui diligente un audit sur la qualité de vie au travail. Là j'avoue ne pas avoir bien compris comment un audit sur la qualité de vie au travail pouvait proposer comme conclusion que le taux d'occupation des blocs (de 86% si ma mémoire est bonne) et la durée entre 2 interventions (de 17 minutes) pouvaient être améliorés... Alors que l'on voit les équipes essayer de tenir des plannings d'intervention qui, je cite, "débordent" avant même que leurs journées de travail ne commencent.

J'ai eu l'impression, quasiment surréaliste, que les intervenants chargés d'organiser le travail de ces équipes n'avaient jamais entendu parler des travaux développés en psychodynamique du travail. Pour résumer, selon les propositions de l'équipe de Christophe Dejours, pour analyser le travail, il faut distinguer la tâche prescrite et le travail réel. La tâche prescrite, c'est ce que l'on est censé faire : on peut le représenter par un protocole ou un planning de bloc opératoire. Or on ne peut jamais dans la réalité réaliser la tâche prescrite. C'est déjà le cas dans une unité d'usine où l'on travaille à la chaîne : une machine tombe en panne, un produit fourni n'a pas tout à fait les caractéristiques souhaitées, etc. et il faut s'adapter. Pas besoin d'être médecin pour se douter que dans le domaine du soin et de l'humain, les imprévus et les adaptations sont légion. Le travail d'équipe consiste donc à "tricoter" ensemble les transgressions aux règles prescrites pour adapter l'activité à la réalité rencontrée. Dans l'univers technique du bloc opératoire, cela demande concrètement à ce que l'aide-soignant, l'infirmier, l'anesthésiste et le chirurgien "tricotent" ensemble la manière dont ils vont s'adapter au réel des corps et des contraintes techniques. C'est cette négociation permanente qui va permettre de donner sens au travail. Et permettre à chaque professionnel de se reposer sur l'équipe et ne pas tout porter sur ses épaules.
Dans le cas des blocs opératoires de l'hôpital Saint Louis, il a été décidé il y a quelques années de mutualiser le support technique des différents blocs afin de rationaliser l'activité et de diminuer les charges d'activité. Auparavant le chirurgien digestif travaillait avec un anesthésiste et un infirmier de bloc dédié par exemple. Désormais, les anesthésistes et infirmiers de blocs se partagent entre les différents blocs. Or, là encore, pas besoin d'être médecin, pour se douter que la logique d'un chirurgien spécialiste des greffes coeur-poumon (opérations qui durent plusieurs heures et nécessitent notamment la coordination au niveau du prélèvement du greffon) n'est pas vraiment la même que celle d'un chirurgien qui enchaîne des opérations plus simples et plus courtes (de 10 à 30 minutes). Les besoins ne sont pas les mêmes, les enjeux ne sont pas les mêmes, les modes d'organisation du travail ne sont pas les mêmes. Même si pour un oeil extérieur et bureaucratique, il s'agit toujours d'endormir un patient, de l'ouvrir, de tripatouiller à l'intérieur et de le refermer ;-). Bref cela nécessiterait que les équipes se posent ensemble et échangent sur le réel de leur travail : pourquoi font-ils ce qu'ils font ? En partant de l'hypothèse que, s'ils le font, c'est qu'ils ont d'excellentes raisons de faire comme ça. A partir de là, ils pourraient dégager des pistes d'améliorations pertinentes puisque ce sont eux qui connaissent le mieux le réel de leur travail. C'est d'ailleurs ce que les équipes du documentaire mettent spontanément en place dans une certaine mesure par le biais d'une boîte à idées.
Cela m'a fait penser à l'exemple exposé dans le livre de Christophe Dejours, "Souffrir au travail n'est pas une fatalité" : son équipe est intervenu dans une entreprise où avait été mis en place un nouveau logiciel comptable destiné à rationaliser l'activité. Logiciel qui s'est avéré, mais de manière insidieuse, inadapté à l'activité réelle des services. Ce qui avait engendré une désorganisation du travail et une souffrance des salariés qui s'était traduite là aussi par des conflits interpersonnels.

J'ai le sentiment que la souffrance au travail est en pleine explosion. Je vois de plus en plus de jeunes qui désinvestissent complètement leur travail pour se protéger du manque de sens dans leur activité. Je peine à voir quel intérêt il y a à organiser des environnements de travail aussi déshumanisés et délétères... Le retour financier à (très) court terme existe peut-être (et encore ?!) mais à moyen et long terme, c'est contre-productif.

A lire : Souffrir au travail n'est pas une fatalité de Christophe Dejours, Bayard Culture

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